Projet de loi sur le renseignement : entre démission des libertés et désintégration des missions

Depuis le 13 avril 2015, le projet de loi sur le renseignement est examiné devant l’Assemblée nationale, dans le cadre d’une procédure accélérée. Avant cela, il avait été modifié par la Commission des Lois, laquelle avait, par certaines dispositions, aggravé un projet de texte qui posait déjà certaines difficultés quant au respect des libertés.

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Projet de loi sur le renseignement : pour quoi faire ?

Le projet de loi fixe les finalités des activités de renseignement, au nombre de sept. Ces finalités recouvrent d’emblée un périmètre particulièrement large, trop large : de la prévention du terrorisme et de la délinquance organisée… à la « prévention des atteintes à la forme républicaine des institutions » ou des « violences collectives de nature à porter atteinte à la sécurité nationale. » Si la commission des lois a amélioré le projet initial en substituant les termes de « sécurité nationale » à ceux de « paix publique », la menace sur l’activité militante, associative, syndicale et politique n’a pas totalement disparu. Ces activités de renseignement ne se contentent pas d’être « défensives », mais peuvent également devenir « offensives » à travers la promotion des intérêts publics.

Projet de loi sur le renseignement : qui peut faire ?

Initialement, trois ministères étaient concernés par les activités de renseignement : l’Intérieur, la Défense, et l’Economie et les Finances. L’ajout, en commission des lois, du ministère de la Justice comme ministère autorisé à prescrire les techniques de renseignement les plus larges est inacceptable, et dilue la frontière entre Intérieur et Justice.

Depuis plusieurs décennies, un contrôle administratif et judiciaire sur l’Administration Pénitentiaire s’est lentement mis en place. Cette démarche, parallèle au processus de juridictionnalisation de l’application des peines, tend non seulement à s’assurer que les droits des personnes condamnées ne sont pas davantage entravés que nécessaire, mais aussi à crédibiliser l’action de l’administration et de ses personnels. Dès lors, autoriser l’Administration Pénitentiaire à mettre en oeuvre « hors contrôle », ou sous un contrôle pour le moins relatif, des techniques de renseignement qui auront un impact sur les personnes sous main de justice comme sur les personnels, symbolise tout ce qu’un Etat moderne et démocratique s’est attaché à défaire depuis plusieurs dizaines d’années.

Pour le SNEPAP-FSU, il n’est pas question de voir à ce point désintégrées les missions de personnels qui, agissant sous mandat judiciaire dans un objectif de prévention de la récidive, agiraient parallèlement hors de ce mandat judiciaire à des fins totalement différentes.

Dans ses établissements pénitentiaires, l’administration pénitentiaire remplit une mission de garde et de sécurité, par le biais notamment de la surveillance et du contrôle des personnes détenues via l’écoute de conversations téléphoniques, la lecture du courrier, la fouille des cellules et des personnes. Cela lui permet de signaler des évènements inquiétants à l’autorité judiciaire, voire aux services spécialisés du renseignement. Elle agit alors dans un cadre connu de tous : celui du mandat judiciaire, qui ouvre tous recours.

Mais l’administration pénitentiaire doit également répondre à sa mission de réinsertion et de prévention de la récidive. La construction d’une relation positive entre les agents et la personne condamnée, dont l’adhésion dans la co-construction d’un parcours d’exécution de peine est recherchée, conditionnent la réussite de la démarche.

Rompre cet équilibre en invitant les personnels à sortir du giron de la justice pour se comporter comme des agents d’un service de renseignement à part entière bouleversera sans aucun doute des rapports déjà fragiles.

A chacun ses missions ! Les services de renseignement et la police judiciaire feront ce qu’elles auront à faire, en partenariat avec l’administration pénitentiaire. Mais « travailler avec » n’est pas travailler « à la place de » ! Et pourtant, c’est bien ce vers quoi ce projet de loi nous entraîne !

Les établissements pénitentiaires sont les premiers services visés dans le cadre de la mise en œuvre de techniques de renseignement par l’administration pénitentiaire. Mais à terme, quelles seront les conséquences pour les personnels pénitentiaires d’insertion et de probation ? Jusqu’où irons-nous ?

La frontière est fragile et le SNEPAP-FSU est particulièrement inquiet quant aux risques de dérives vers un contrôle large de ce que certains appellent « l’environnement », ce qui dépasse le seul périmètre des personnes placées sous main de justice.

Bien plus, les services pénitentiaires pourraient avoir recours à l’ensemble des outils de renseignement pour chacune des 7 finalités particulièrement larges définies dans le texte. A titre d’exemple, quel lien entre l’administration pénitentiaire et les intérêts économiques de la France ?

Le 14 avril au soir, l’Assemblée nationale a rejeté un amendement du Gouvernement qui tendait à exclure le Ministère de la Justice de cette « communauté » du renseignement élargie. Rejet téléguidé ? Conséquence d’une confusion qu’il a lui-même entretenue dans la conduite de sa politique générale depuis 18 mois ?

En tout état de cause, le Ministère de la Justice se trouvera dans une position intenable. Des services censés travailler sous mandat judiciaire prescrivant des mesures particulièrement attentatoires aux droits, alors que l’autorité judiciaire, garante des droits et libertés, ne sera pas en mesure d’en assurer le contrôle… la « Maison Justice » prend feu. En ouvrant grand ses bras au Ministère de l’Intérieur, l’administration pénitentiaire fait quant à elle un bond de 100 ans en arrière.

Projet de loi sur le renseignement : qui décide de quoi et qui contrôle qui ?

La mise en œuvre des techniques de renseignement serait décidée par le Premier Ministre, sauf cas d’urgence, où le chef de service seul déciderait. Comment accepter qu’un simple chef de service puisse d’office décider l’utilisation d’une technique de renseignement sous le seul motif « du risque de ne pouvoir exécuter la mission ultérieurement » ? Comment accepter un tel déséquilibre, dans le cadre du recours aux techniques les plus attentatoires aux libertés individuelles, au profit du seul pouvoir politique, qui n’a que sa bonne foi à opposer ?

Le « contrôle » serait exercé par la Commission Nationale de Contrôle des Techniques de Renseignement (CNCTR) : il s’agirait d’une autorité administrative indépendante, composée de 9 membres (4 parlementaires, 2 magistrats, 2 conseillers d’Etat, 1 personnalité qualifiée). La CNCTR rendrait un avis sur toute demande d’utilisation de technique de renseignement transmise au Premier Ministre. Le délai pour rendre cet avis serait de 24 heures (avis rendu par le président de la CNCTR ou un des magistrats la composant). Dans le cas où la personne devant rendre l’avis douterait de la validité de la demande, elle pourrait solliciter réunion de la Commission, qui devrait alors rendre l’avis dans les 3 jours.

Notons que l’absence d’avis rendu vaudrait avis positif, et qu’un avis négatif ne lierait pas le Premier Ministre puisqu’il prendrait la forme d’une « recommandation ».

D’emblée, nous relevons une procédure surprenante, qui voudrait qu’en matière d’atteinte aux libertés, une personne seule puisse rendre un avis positif mais qu’il faille être en commission plénière pour rendre un avis négatif… Curieux renversement…

Par ailleurs, et outre le fait que l’ensemble du dispositif soit confié aux seules mains de l’exécutif, nous doutons fortement des capacités de la CNCTR à agir, cette dernière risquant très rapidement de se trouver submergée de demandes….

Enfin, le projet de loi prévoit une possibilité de contestation d’utilisation des techniques de renseignement, auprès de la CNCTR et, après saisine de cette dernière, du Conseil d’Etat (l’absence de l’autorité judiciaire se poursuivant…), par toute personne y ayant un intérêt direct et personnel. S’agissant de techniques de renseignement par nature secrètes, nous doutons de l’intérêt d’une telle procédure….

Loin de nous l’idée de contester la force juridictionnelle du Conseil d’Etat. Mais gardons à l’esprit qu’à travers lui, c’est l’administration qui se juge elle-même.

Faut-il rappeler le lien étroit entre cette juridiction et le Gouvernement dont elle est le conseiller ? Faut-il rappeler que l’assemblée générale de cette haute juridiction peut encore être présidée par… le Premier Ministre ?

Le renseignement : comment faire ?

Le projet de loi sur le renseignement détaille les différentes techniques de renseignement qui pourraient être mises en œuvre, y compris par l’Administration Pénitentiaire. Entre la mise en œuvre de « dispositifs techniques de proximité » (IMSI Catcher, qui ont pour objet la collecte généralisée des données sur un périmètre large du domaine public), la mise en œuvre de boites noires chez les FAI et autres opérateurs (sur la base d’un algorithme prédéfini, sont saisies toutes les données de connexion s’y rapportant, et ce sans identification préalable d’une personne visée), la pose de micros dans les domiciles privatifs ou autres lieux (possible pour l’ensemble des sept finalités présidant à la mise en œuvre d’une technique de renseignement), le projet de loi sur le renseignement autorise la pose de filets généralisés sur les citoyens, au détriment d’actions ciblées sur des personnes préalablement identifiées.

Les activités de renseignement sont consubstantielles à l’existence des Etats. Actuellement, elles sont menées à titre principal par la DCRI, la DRM et la DGSE. Elles sont partiellement codifiées, et de manière éparse. Le SNEPAP-FSU considère qu’une loi sur le renseignement est hautement nécessaire : d’une part, elle permet de donner un cadre aux activités de renseignement et d’autre part, elle garantit la défense des intérêts fondamentaux strictement définis de l’Etat. C’est à peu de choses près sur ce seul objectif préalable que nous rejoignons le projet de loi.

Pour le reste, le SNEPAP-FSU considère comme inacceptable l’autorisation qui pourrait être donnée au Ministère de la Justice de mettre en œuvre des techniques de renseignement : entre missions des agents et garantie des libertés individuelles par l’autorité judiciaire, ce rubicond ne doit pas être franchi.

Le SNEPAP-FSU considère également comme hautement insuffisants les contrôles et garanties prévus dans la mise en œuvre des techniques de renseignement : contrôles dont la nature doit être judiciaire, garanties qui doivent définir plus strictement les finalités du renseignement et ne pas donner au chef de service pouvoir de décision en la matière.

La confusion entre police administrative et police judiciaire est totale.

Enfin, le SNEPAP-FSU considère la détermination du cadre des techniques des renseignement comme déficiente, en ce qu’elle autorise la « pêche au chalut » (saisie généralisée des données de l’ensemble des citoyens), et en ce qu’elle vise quasiment toutes finalités dans l’utilisation de ces techniques (de la lutte contre le terrorisme à la prévention des violences collectives).

Entre garanties minimalistes des libertés pour les citoyens et remaniement des missions des agents, le SNEPAP-FSU appelle gouvernement et parlementaires à garder raison : des modifications doivent être apportées au projet de loi tel qu’issu de la Commission des lois, de même qu’une saisine du Conseil Constitutionnel par les parlementaires sera indispensable à l’issue du processus législatif.

Paris, le 16 avril 2015

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